Un jour ou l’autre, la question nous effleure. Parfois même elle se pose très concrètement. Nouvelle dimension affective ou catastrophe assurée? Deux thérapeutes répondent.
Aimer deux personnes à la fois? A cette question, l’affolement nous gagne. Notre première réaction est un «non» péremptoire, comme si nous étions accusé de je ne sais quelle perversion. Le besoin d’ancrage, de sécurité intérieure, de fidélité soude toujours, et même de plus en plus, les couples. Dans «Marie-Jo et ses deux amours», par exemple, film de 2001 où une femme d’une quarantaine d’années est déchirée par l’amour qu’elle porte à deux hommes, le cinéaste Robert Guédiguian sonde la question.
Un rêve de monogamie
«De nos jours, nombreux sont ceux qui, à un moment ou à un autre de leur vie, se demandent s’ils ne sont pas en train d’aimer deux personnes, note Sara-Anne de Saint-Hubert, psychothérapeute et auteur du «Cosmos en soi» (Le Rocher). Je crois que la morale classique n’est plus adaptée à la physiologie amoureuse de nos contemporains. L’une des conquêtes de notre époque est de pouvoir résister à la conception dualiste du «j’aime - je n’aime pas» pour comprendre que l’amour recoupe une gamme de variations très nuancées. Vous remarquerez que l’on n’utilise pas toujours le même vocabulaire puisque, selon l’intensité, on parle d’amourette, de coup de foudre, de passion. De même, nous aimons certaines personnes et supportons difficilement leur absence quand, avec d’autres, les séparations ne nous pèsent pas outre mesure.»
Pour Didier Dumas, psychanalyste et auteur de «Sans père et sans parole» (Hachette) et de «La Bible et ses fantômes» (Desclée de Brouwer), c’est une question d’héritage. «Nos sociétés occidentales vivent encore sur un rêve de monogamie, dans l’idée qu’une seule personne viendra combler tout ce que nous attendons de l’amour et que, en retour, nous serons la totalité pour elle. Pour beaucoup, cela recrée le modèle de base, le lien mère-enfant. Car pour l’homme comme pour la femme, la sexualité se construit au stade fœtal. Nous mettons alors notre mari, ou notre épouse, à la place de notre mère. A partir de là, nous ne sommes jamais satisfait et toujours dans la plainte. Aimer deux personnes en parallèle peut donc être une façon d’éviter cette projection du rapport à la mère sur la personne aimée.»
Mettre des mots sur le plaisir
Encore faut-il que le couple originel ne soit pas trop fusionnel. Sinon, comment l’un ou l’autre des partenaires pourrait-il entretenir une liaison parallèle sans se sentir coupable et malheureux? Même s’il choisissait de ne rien dire, il aurait l’impression de rejouer le fameux trio du vaudeville: le couple légitime plus l’amant ou l’amante.
«Si l’on retombe dans cet ancien modèle, où tout se vivait dans le non-dit, on aboutit à une folie, déclare Didier Dumas. Ceux qui parviennent à bien vivre ce genre de situation sont ceux qui arrivent à parler, entre eux, de leur sexualité et de leur amour. Ce qui est loin d’être facile car cela revient à transgresser deux mille ans d’une sexualité vécue hors du langage! Mais si l’on ne «parle pas de plaisir», si l’on ne met pas de mots dessus, on le relègue dans l’ineffable. Au mieux, on se dit: «Tiens, avec Julien j’ai senti ça, tandis qu’avec André c’est autre chose.» Mais on ne comprend ni le pourquoi ni le comment. L’autre jour, un ami m’a dit qu’il avait une maîtresse. Ma première réaction a été de lui demander s’il en avait parlé avec sa femme, car ce n’est qu’en parlant que l’on peut analyser ce qui se passe dans notre tête et dans notre corps.»
«Bien sûr, dans l’idéal, le simple respect dicterait que l’on annonce à son partenaire que l’on a fait une rencontre, complète Sara-Anne de Saint-Hubert. Et l’autre devrait reprendre ces paroles de Léo Ferré: «Ce que tu fais c’est bien, puisque je t’aime.» Mais dire ou ne pas dire dépend aussi des circonstances et de la maturité de l’autre: s’il n’est pas suffisamment construit à l’intérieur de lui-même, il va se sentir dévalorisé et souffrir. C’est donc à chacun d’évaluer ce qu’il peut, ou non, révéler. Et si l’autre nous aime d’un amour non possessif, s’il a conscience que l’on ne peut pas se nourrir uniquement de lui et qu’aimer une autre personne ce n’est pas l’aimer moins, la situation est supportable.»
Deux amours, deux œuvres?
On peut se demander néanmoins si s’autoriser à aimer deux personnes n’est pas adopter l’attitude capricieuse de quelqu’un qui ne veut rien se refuser. «N’oublions pas qu’il y a autant de sexualités que d’êtres humains, rappelle Didier Dumas. Il n’y a pas deux pénis ni deux vulves semblables, comme il n’y a pas deux visages similaires. Quand on aime deux personnes, on a, avec chacune, une sexualité différente. Et c’est précisément parce que ce n’est pas la même chose que c’est intéressant. La sexualité est une création et, en fréquentant deux personnes, nous créons deux œuvres différentes.»
Si ces relations duelles furent longtemps l’apanage des hommes, de plus en plus de femmes adoptent ce comportement. Ce qui tendrait à prouver qu’elles s’abstenaient moins du fait d’une structure fondamentalement différente qu’à cause de leur situation historique. «Il y a bien une différence de structure, commente Sara-Anne de Saint-Hubert, mais pas entre les hommes et les femmes: entre le masculin et le féminin. Certains hommes au féminin très développé vont avoir une attitude proche de celle des femmes, et vice versa. La structure du masculin étant animée par une force centrifuge qui le pousse hors de son centre, il aura une plus grande propension que le féminin, animé par une force centripète, à vivre des amours doubles. Le féminin, quand il s’attache, se centre avec puissance sur la personne concernée, il est donc moins ouvert à une expérience parallèle.»
Le don d’aimer
Dans les romans ou les films, tel celui de Robert Guédiguian ou le «Jules et Jim» de François Truffaut, dans les années 60, ces histoires – nécessité romanesque oblige – se terminent par la mort de l’un ou de deux des protagonistes. Dans la réalité, certains réussissent à aimer deux personnes pendant des années sans qu’aucun tragique ne s’en mêle. Simplement, il arrive un moment où l’un des trois se lasse, où l’un des amours se termine pendant que l’autre perdure. Et Sara-Anne de Saint-Hubert de conclure: «Même si les gens affichent une réprobation, il ne faut pas culpabiliser quand son itinéraire de vie ne correspond pas avec l’idéal social. Mener deux histoires en parallèle révèle, avant tout, que vous possédez ce don primordial qui est d’aimer.»
article paru sur http://www.femina.ch/